A peine Eryndel avait-elle défié Kaël qu'elle regretta ses paroles : en effet, la riposte de la Necrark la frappa droit au coeur...
- Ah oui ? Alors PROUVE-LE ! cracha-t-elle, avant d'agripper violemment les cheveux de sa prisonnière pour lui tirer sans ménagement la tête en arrière. Sa dague étincela d'un éclat menaçant, sinistre, quand elle leva le bras pour frapper, et la Marchombre crut que son univers s'écroulait...
- NON ! hurla-t-elle d'une voix où la terreur le disputait à l'hystérie.
Quand la lame odieuse perça la jambe de sa mère, elle souffrit autant que cette dernière... Quand la malheureuse s'écroula, en larmes, agrippant sa blessure, sa fille eut l'impression qu'il ne lui était plus possible de respirer. La tueuse saisit à pleines mains la belle chevelure cuivrée de sa victime et la tira violemment, une lueur sauvage dans le regard. Comment pouvait-on à ce point manifester de cruauté gratuite ? Oubliant sa fierté, sa morgue,son ironie mordante, la jeune Faëlle qui avait pu si longtemps contrôler Nezerath sentit les larmes lui monter aux yeux, et ses genoux se dérobèrent sous elle.
- ARRÊTE, JE T'EN SUPPLIE ! gémit-elle, tendant ses mains vers la Dame Blanche au coeur de glace brisé en éclats...
- Tu veux que j'arrête ?
Dans ses yeux froids, Eryndel lut : *Même pas en rêve !* Son ennemie s'apprêta à
égorger sa mère.
- NON ! JE T'EN SUPPLIE !
La rouquine songea brièvement qu'en temps normal, jamais elle ne prononçait ces mots, jamais elle ne suppliait : il faut dire qu'ordinairement, s'abaisser à cela lui aurait semblé une ignominie honteuse, la fière Marchombre. Mais là, maintenant, elle ne pensait qu'à sauver sa mère du trépas. Aucune huiliation, aucune supplication n'était indigne d'elle, du moment qu'elle pouvait sauver celle qui lui avait donné ce don précieux entre tous : la vie...
A ce cri de détresse, Kaël éclata d'un rire sans joie.
- Tu as raison, la tuer aurait un mauvais goût de justice...
Eryndel n'écouta pas la fin de la phrase. De justice ? Que voulait-elle dire ? En quoi tuer sa mère serait juste ? En quoi méritait-elle cela ? Elle avait libéré l'âme de Cuian, certes, et après ? C'était elle qui avait fait acte de justice en rendant au dessinateur ce que la Necrark lui avait volé !
L'apparition de Cuian à l'entrée du sanctuaire rompit le cours de cette réflexion. Il échangea un regard avec la Necrark, un regard où semblait percer un peu de tristesse. Celle-ci le fixa en retour, une étincelle de regret allumant ses prunelles ordinairement dépourvues de tels sentiments. Quel lien s'était-il donc noué entre ces deux-là, quand le dessinateur n'était plus lui-même ? Tout se bousculait dans la tête de la jeune Faëlle désemparée.
- J'ai longtemps entendu parlé des pirates alines, reprit brusquement Kaël, d'une voix dangereusement douce.
Elle effleura du doigt le visage de sa prisonnière déformé par la peine, et poursuivit à son adresse :
- Que dirais-tu de leur rendre une petite visite ? Je suis sûr qu'une esclave aux oreilles pointues est une denrée exotique fort appréciable chez eux.
Non, comment pouvait-elle...? C'était pire que la mort ! La mort était liberté ; l'esclavage, le pire sort que l'on pût infliger à un être vivant. Eryndel voulut protester, mais elle n'en eut pas le temps : Kael et sa captive disparurent aussitôt, laissant la jeune fille désorientée, vaguement honteuse - comment ne pas se sentir responsable de ce qui advenait à sa mère ? - et, pour la première fois de sa vie, terriblement malheureuse...
Les larmes qu'elle retenaient jusque-là coulèrent enfin sans retenue. Son coeur la faisait horriblement souffrir, ses entrailles étaient glacées, ses poumons oppressés... Elle aurait voulu se reprendre, s'interdire de pleurer, mais la torture mentale qu'avait perpétré Kaël à son égard en maltraitement cruellement sa mère était venue à bout de sa volonté de fer et de son vernis d'arrogance insensible. C'est alors que Cuian posa une main réconfortante sur son épaule secouée par les sanglots :
- Elle a dit qu'elle allait dans les archipels Alines ? A-t-elle réalisée que c'était chez moi ? fit-il remarquer doucement.
Il avait raison... Eryndel releva la tête et tourna vers lui ses yeux de jade noyés par le chagrin. Elle n'osait espérer... et pourtant, les sanglots cessèrent. Une larme encore coula sur sa joue, et à sa grande surprise, le dessinateur aline essuya du doigt cette larme solitaire, avant de reprendre :
- Allez viens, si tu fais confiance à mes dessins, nous pourrons tenter de les rattraper avant la venue de l'aube.
Ces mots illuminèrent le coeur de la faëlle. Après tout, tant qu'il y avait de la vie, il y avait de l'espoir. Cuian était un dessinateur doué, la jeune femme avait eu maintes fois l'occasion d'en juger. Avec son aide...
Un sourire timide vint chasser les nuages de la tristesse de sa figure pâlie par la douleur.
- Je te suis, Cuian. Le sort de ma mère est entre tes mains... Je te voue une entière confiance, mais je t'en prie, sauve-la...
Tous deux tournèrent le dos au sanctuaire faël qui avait été le théâtre de ce drame. Il était temps de partir, pour sauver une malheureuse de l'eclavage.